Perdre le contrôle

On dit qu’il faut savoir s’avouer vaincu. En réalité, cela peut même être libérateur. Cela fait des années que je m’escrime à «faire mon jardin». L’entretenir. Le développer. Faire pousser des arbres, des arbustes, produire mes fruits et légumes, tailler mes haies et tondre ma pelouse — même si j’ai adopté des moutons pour me faciliter la vie – .

Bien sûr, cela fait aussi des années que je n’y arrive pas. Il y a toujours un moment dans l’année où je baisse les bras et où d’un seul coup les «mauvaises herbes», c’est-à-dire celles qui n’ont pas besoin de mes soins attentifs pour prospérer, se mettent à tout envahir. Jamais cependant je n’avais été débordée aussi tôt dans l’année.

La mort de mon frère Romain y est pour quelque chose. J’ai dû m’absenter presque deux mois au printemps, au moment même où d’habitude je mets tout en place… Il a plu quotidiennement, m’a-t-on dit, en mon absence, et le mauvais temps a persisté après mon retour. Les limaces prolifèrent comme jamais. Et, pendant mes travaux de rénovation, je n’ai pas pu sortir en pleine nuit pour capturer les-dites limaces: j’avais un ouvrier qui dormait dans mon salon, je ne voulais pas le déranger. Alors mes haricots d’Espagne ont été broutés, et re-broutés, et à la mi-juillet il n’est pas certain qu’un seul va survivre.

Mais la mort de Romain m’a aussi, d’une certaine façon, donné un choc salutaire. Je sais depuis toujours que notre vie n’est pas éternelle, et j’essaie depuis longtemps de distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas. Mais depuis l’annonce de son décès j’ai clairement basculé dans un «après».

Mon grand-père Roméo, que je n’ai pas connu, avait dit un jour à ma mère: «je voudrais te mettre en garde contre une qualité que tu possèdes et qui pourrait devenir un défaut si tu n’y prends pas garde». Cela me parle beaucoup. Chez moi, la qualité qui pourrait devenir un défaut est cette obsession de tout réussir, tout «bien faire», cette façon de ne pas écouter ma fatigue et de toujours faire des efforts pour être parfaite.

Il y a un enjeu que je ne comprends pas bien dans cette intolérance à l’échec, dans ce jugement que je m’inflige à moi-même lorsque «je n’ai pas réussi». Mais la mort de Romain est venue me montrer ce qui arrive lorsqu’on meurt: en fait, RIEN. La vie continue pour les autres (malgré le chagrin), et tout ce qui était SI IMPORTANT pour nous disparaît avec nous. Nos possessions, nos réalisations, nos échecs, nos efforts, nos décisions, notre évolution psychologique ou spirituelle. D’un seul coup tout s’arrête, c’est fini. D’autres personnes viendront disposer de nos effets personnels, de tout ce qui nous était cher. Si je meurs demain, c’est sûr que personne ne viendra tondre ma pelouse et ça n’aura aucune importance. Personne ne trouvera important de terminer toutes les entreprises que j’ai initiées. Mais, dans le fond, est-ce vraiment important, même pour moi? Alors depuis peu, j’ai baissé les bras… je laisse tout pousser.

Une pelouse qu’on ne tond pas prend un aspect négligé et sale… Les tiges des «mauvaises herbes» s’allongent sur un fond d’herbes de tailles disparates. Mais attendez quelques jours de plus, et la beauté revient.

Ma «pelouse» est maintenant émaillée de fleurs sauvages. Là où je marche souvent, cela fait comme un sentier. Le vent fait doucement onduler les hautes herbes. Les papillons et les criquets abondent. Je ne suis plus dans un jardin, mais plutôt dans une prairie, animée du bourdonnement des abeilles et de la danse des papillons.

Alors au lieu de culpabiliser, il ne me reste plus qu’à assumer crânement, et peut-être me faire imprimer une petite affichette: «Non, je ne suis pas paresseuse: je préserve la biodiversité!».