Claude Bernard, Lavoisier, et les autres …

Un jour, avec Misty, nous avons fait la connaissance de Guirlande, une petite chienne croisée border collie. Plus petite que Misty, elle partage le même caractère enjoué et dynamique et elles se sont très bien entendues. Guirlande cependant a un « plus » : elle est beaucoup plus obéissante, attentive à ses maîtres.

Le nom de Guirlande m’a un peu intriguée… Ils m’ont expliqué que lorsqu’ils l’avaient adoptée elle portait déjà ce nom. Les deux autres chiens trouvés avec elle, abandonnés en pleine nature, peu avant Noël, avaient également reçu des noms de circonstance : Sapin et Réveillon ? Je ne m’en souviens plus, mais bon, Guirlande s’appelait Guirlande. Et son attention soutenue à ses maîtres, la façon dont elle ne s’éloignait jamais trop et revenait au moindre rappel, tenait sans doute à sa peur d’être à nouveau abandonnée. Heureuse Misty qui n’a jamais vécu un tel traumatisme ! Elle se permet de traîner un peu les pattes quand je la rappelle… Elle sait bien que je ne partirais pas sans elle.

En rentrant ensuite avec Misty, je pensais à Glyca. Glyca était une petite chienne noire et feu que mon père était allé chercher à la SPA quand j’avais 10 ans. Pour moi, c’était mon chien. Je n’avais pas compris que mon père n’était pas allé la chercher pour me faire plaisir. En fait, nous avions eu un cambriolage peu de temps auparavant. « Prenez un chien » avait lâché l’inspecteur de police. En 1971, les systèmes d’alarme étaient peut-être plus rares, plus coûteux qu’aujourd’hui. Un chien, à la SPA, ne coûte rien.

Pendant 4 mois j’ai eu un chien. Son nom, Glyca, avait été choisi par ma mère, il veut dire « sucrée » en Grec. En Grèce, nous avions eu un autre chien, « Skilo », ce qui veut dire « chien » en Grec. Je ne savais pas ce qu’était devenu Skilo, j’étais trop petite et je ne me souvenais même pas de lui. Mais Glyca était là, elle était douce, intelligente, et très attachée à moi. En fait, elle avait peur de me perdre, je crois, aussi la douce petite chienne, de temps en temps, si quelqu’un venait à passer entre moi et elle, grognait et montrait les dents. Elle aboyait aussi aux talons du jardinier, et de la pauvre voisine, une personne âgée atteinte de la maladie de Parkinson. Mon père avait voulu un chien de garde, mais il n’y connaissait rien, et très vite Glyca a commencé à lui taper sur les nerfs. Avec le recul, tous les « problèmes » créés par Glyca me paraissent bien bénins, surtout avec l’expérience que j’ai acquise avec Misty. Avec de la patience, du bon sens, l’installation d’une clôture efficace pour l’empêcher d’aller chez les voisins, et les conseils d’un bon éducateur canin, les difficultés de ce genre se résolvent. Mais il faut le vouloir, et mon père ne voulait pas se casser la tête, ni dépenser de l’argent. Quatre mois après que nous ayons ramené Glyca à la maison, elle et moi blotties l’une contre l’autre à l’arrière de la Volvo familiale, elle repartait à la SPA, accompagnée des 4 chiots qu’elle avait eus entre-temps d’une caniche noir nommé Pilou. Mon chien était parti pour toujours.

J’ai pleuré, littéralement pendant des mois, la nuit, seule dans mon lit. Ce n’est pas tant son absence qui me torturait. C’était de penser que nous l’avions trahie. Je me souviens de cette douleur insupportable qui me saisissait lorsque je l’imaginais arrivant à la SPA, reconnaissant les odeurs du lieu, comprenant subitement qu’elle était, à nouveau, abandonnée. Et beaucoup plus tard, cette douleur lancinante me saisissait à nouveau chaque fois que mes enfants me demandaient « pourquoi on ne pourrait pas avoir un chien ? ». Et je leur répondais : « Il n’en est pas question. Un chien, c’est trop de responsabilité. »

J’avais aussi un lourd secret que j’ai gardé pour moi jusqu’à tout récemment. Le jardinier s’était plaint que Glyca l’avait « mordue » (en réalité, la peau n’était pas entamée, cela ne saignait pas, et je dirais aujourd’hui qu’elle l’avait « pincé »). Mon père m’a alors dit « C’est ton chien, c’est à toi de la corriger ! Si tu ne la corriges pas, on ne pourra pas la garder. ». Et me voilà sommée de « corriger » mon chien. Glyca avait certainement été battue par ses précédents maîtres. Quand mes frères jouaient avec leur lance-pierre à côté d’elle – sans la viser bien sûr ! – le sifflement de l’élastique la faisait trembler et s’aplatir sur le sol, la queue entre les jambes. Elle avait donc déjà eu sa dose ! Mais mon père m’a mise devant ce choix très simple : « tu la « corriges » ou je la rapporte à la SPA ».

Je voudrais pouvoir dire que j’ai refusé de la battre et que c’est pour ça que mon père l’a donnée. Mais la réalité est bien pire. J’ai battu mon chien, la douce petite Glyca qui m’adorait et ne supportait pas qu’on soit séparées. Je l’ai battue pour ne pas la perdre. Je la revois rampant au sol, la queue entre les jambes. Je ne sais pas combien de temps je l’ai frappée, tout se brouille dans ma tête. Je me suis arrêtée, car c’était insupportable. Je me suis assise la tête entre les mains et j’ai fondu en larmes. Immédiatement, elle est venue mettre sa truffe contre mon visage et elle a léché mes larmes en gémissant. Je l’ai serrée contre moi en sanglotant de plus belle. Et puis, deux jours plus tard, elle était partie. Je l’ai battue pour rien.

Mon père avait un frère, plus âgé que lui, qui s’appelait Claude Bernard Dubé. Leur père était médecin et le choix de ces prénoms était très certainement un hommage à Claude Bernard, « le père de la médecine expérimentale». Charmant personnage que ce Claude Bernard. Il a en effet inventé la vivisection, les expériences de physiologie sur des animaux vivants.

Claude Bernard a fait d’innombrables expériences sur les chiens. J’ai trouvé le chiffre de 5000 à 6000 chiens qui seraient passés entre ses mains. Il les attachait sur une table, commençait par leur trancher les nerfs qui leur permettent d’aboyer, de « vocaliser » comme je l’ai pudiquement entendu dire par un professeur de Physiologie à la fac. Pas d’anesthésie, il tranchait dans le vif. Le chien, je le répète, était maintenu par des courroies sur une table que Claude Bernard avait spécialement construite dans ce but. Il avait prévu des rigoles et des bassins pour recueillir les flots de sang. Le chien était immobilisé, rendu muet par la section des nerfs laryngés… Il opérait sur des chiens errants, dont Paris regorgeait à l’époque. Une légende qui court dans les facs de science veut, qu’à court de chiens, un jour, il ait pris le chien de ses filles pour réaliser son expérience.

Néanmoins on ne retiendra de Claude Bernard que son apport à la science, avec un grand S.

Ce manque d’empathie, cette indifférence à la souffrance d’autrui, on la retrouve chez bien d’autres « grands savants », Lavoisier par exemple, le « père de la chimie moderne ». On lui doit les premières notions que l’air est composé de plusieurs parties aux propriétés différentes – essentiellement l’azote (79%), et l’oxygène (21%), et des traces d’autres gaz.

Lavoisier appelait l’oxygène « l’air respirable » ou plutôt, « l’air refpirable » ou encore « éminemment refpirable », et l’azote « l’air non refpirable ». Beaucoup de ses manipulations n’impliquaient que des substances variées, mais pour arriver à cette notion d’air « refpirable » Lavoisier a utilisé des moineaux.

Voici quelques extraits de ses observations : «Au bout d’un quart d’heure, il a commencé à s’agiter, sa respiration est devenue pénible et précipitée (…) Enfin, au bout de 55 minutes, il est mort. »

«L’air qui avait été respiré par l’animal dans sa cloche était devenu fort différent de l’air qui se trouve autour de nous, si bien que lorsque j’y ai introduit un nouvel oiseau celui-ci n’y a vécu que quelques instants….»

Dans le style de l’époque cela donne : « L’air n’étoit plus propre à la refpiration ni à la combuftion ; car les animaux qu’on y introduifoit y périffoient en peu d’inftans, & les lumières s’y éteignoient fur le champ… »

J’essaie de m’imaginer Lavoisier, ayant introduit un moineau dans l’enceinte où il ne reste plus d’oxygène, observant ensuite, chronomètre à la main, l’agonie de l’oiseau, ses spasmes, ses efforts pour « refpirer »… Et consignant méthodiquement le moment précis de sa mort, non pas UNE fois, mais de nombreuses fois. Le fait que Lavoisier soit mort guillotiné pendant la révolution n’est pas vraiment une consolation. Deux maux ne font pas un bien.

Voilà les actes fondateurs de notre science moderne. Des chiens découpés vivants . Des moineaux que l’on regarde mourir asphyxiés.

Nous voilà bien loin de Guirlande et de Misty. Nous voilà dans ce qui hante mes pires cauchemars. Loin de Glyca aussi ; comparé à Claude Bernard et à Lavoisier, mon père n’était pas si cruel. Il avait juste tendance à penser qu’un chien n’est qu’un objet dont on dispose. Les enfants aussi peut-être…

Misty a plus d’empathie qu’il n’en a jamais eue; quand il m’arrive de pleurer, elle accourt, me regarde intensément et gémit avec moi. Glyca, elle, m’avait pardonné à peine le dernier coup porté, et elle aussi, elle voulait me consoler. Me consoler alors que je venais de la battre !

Moi je ne suis pas aussi bonne que mes chiens. Moi, j’ai du mal à pardonner. Mais ça viendra, sûrement.