L’Automne de l’Abondance

Lorsque j’étais petite, le mois de septembre, qui inaugurait l’automne, était indissociablement lié à la rentrée des classes, sonnant le glas des vacances d’été qui m’avaient pourtant semblé devoir durer éternellement, et annonçant le retour prochain de la pluie et du froid, le raccourcissement accéléré des jours et l’allongement concomitant des nuits, bref… je n’aimais pas.

Le fait que mon anniversaire tombe en septembre, loin de me consoler, me semblait être le comble de l’ironie cruelle dont la vie est capable ! Tu parles d’un cadeau !

Mais le mois de septembre, depuis que je ne suis plus obligée d’aller à l’école, a bien changé. C’est le temps des récoltes, pour la jardinière que je suis. (Oui, je sais, autrefois une jardinière, c’était une salade de légumes, ou un grand bac à fleurs… pas la femelle du jardinier, mais depuis qu’il y a des professeures, des ingénieures et des auteures, j’estime que les jardinières comme moi ont le droit d’exister).

En septembre il ne reste pas beaucoup de choses à faire au jardin à part récolter. Quand mes plants auront fini de donner, il sera temps de les arracher, de les mettre au compost, d’aérer la terre, de la pailler… En attendant, je ne vois plus l’utilité de me battre contre les mauvaises herbes et les limaces, et je me contente de jouer les cueilleurs-pas-chasseurs dans mon jardin, m’y promenant et récoltant tout ce qui est bon à manger. Il y en bien assez pour laisser une part à la faune sauvage dont les limaces font partie. C’est ça aussi la biodiversité !

C’est le moment de cuire les pommes en compotes pour les manger cet hiver, de faire des bocaux de pseudo-ratatouille avec les courgettes et les tomates qui sont bien trop nombreuses pour qu’on les mange toutes, etc. C’est aussi le moment de récolter les semences pour l’année prochaine. Prenez les tomates par exemple : chacune des graines qui se trouvent en abondance dans les tomates bien mûres peut redonner un plant de tomates, et comme les fleurs de tomates sont organisées de façon à ce qu’elles soient fécondées par leur propre pollen, les hybridations sont très improbables, et vous pouvez être quasi sûrs que les graines que vous récupérez dans une variété de tomates vous redonneront la même variété, même si vous cultivez côte à côte une dizaine de variétés différentes. Ce n’est pas le cas des courgettes, potirons et autres potimarrons, aussi c’est moins intéressant de récupérer les graines, mais ça peut être amusant quand même si on aime l’aventure, et puis… ça ne coûte rien. Je récolte aussi les graines des cosmos (la plus belle des fleurs!), des zinnias (la plus bizarre, on la dirait conçue par quelqu’un qui aurait pris une drogue psychédélique), des laitues et des chicorées qui ont monté à fleur et que j’ai laissées pousser dans ce but, des arbustes qui me plaisent, bref, je récolte, je récolte. J’ai aussi prélevé des rameaux de glycine qui dépassaient d’un mur près de l’école pour les bouturer… Je n’ai pas encore de glycine dans mon jardin, mais j’en aurai bientôt !

Oui, l’automne est une période d’abondance, et les animaux sauvages vous le diraient. Beaucoup de fruits arrivent à maturité en ce moment : des pommes, des poires (et des scoubidou-bidou-aaaaah), mais aussi les mûres, les noisettes, les châtaignes, et, bientôt, les noix. Si j’étais un écureuil j’ajouterais à la liste les glands, les faînes, etc. C’est l’époque où les animaux qui savent faire des provisions cachent ou enterrent leur butin, pendant que les autres se gavent pour transformer cette nourriture pléthorique en une bonne couche de graisse pour passer l’hiver du mieux qu’ils peuvent.

L’automne est le meilleur moment pour partager avec vous mes réflexions sur l’abondance, versus la rentabilité.

Derrière chez moi il y a, non, pas vraiment « un p’tit bois » (quoique… il y a un joli bouquet de chênes un peu plus loin), mais au moins un noisetier. Il était là quand je suis arrivée, et c’était déjà un arbre d’âge respectable. Les noisetiers font des rejets quand on les coupe, et des drageons même quand on ne les coupe pas, et cet arbre qui a été de nombreuses fois « rajeuni » par des coupes sévères forme une touffe de vieilles et moins vieilles branches, certaines ravagées par les insectes et d’autres toutes jeunes et pleines de vitalité, émergeant d’une base qui doit faire au moins un mètre de diamètre, toute tortueuse, plissée et contournée comme le visage d’un vieillard. Cette année l’été a été parfait, avec de l’eau en abondance et une alternance de chaleur et de fraîcheur (comme ça tout le monde est content!). En ce moment il fait chaud, il n’y a pas de vent, et les noisettes tombent gentiment au sol au fur et à mesure qu’elles sont mûres. J’avais justement envie de les ramasser cette année, le temps est idéal (l’an dernier il pleuvait et les écureuils, mulots et consorts ont eu le champ libre pour tout rafler). Et voilà, je n’ai pas encore fini de récolter parce qu’il en reste dans l’arbre, et je signale aussi qu’une partie est tout de même prélevée par les rongeurs nommés plus haut, de même que par les geais, corneilles, et même par mes moutons (lorsque ils sont sous le noisetier et que ça fait « crounch-crounch » quand ils mastiquent je sais que ce n’est pas de l’herbe qu’ils mangent…), mais j’ai eu envie de me livrer à un petit calcul.

J’ai récolté à ce jour 3032 ( trois mille trente-deux) grammes de noisettes. Chacune de ces noisettes pèse en moyenne 2g. J’ai donc récolté 1516 (mille cinq cent seize) noisettes.

Et voilà mes réflexions. Ce noisetier est né, il y a cent-cinquante ou deux cents ans, d’une seule et unique noisette. Et depuis des dizaines d’années (10 à 15 dizaines d’années au moins) il produit chaque année des centaines de noisettes. Je vais prendre mon chiffre de 1516 comme base, considérant (à la louche) que même si c’est une bonne année, en ne comptabilisant pas les noisettes que les animaux sauvages et mes moutons ont mangées, celles qui sont tombées dans les creux du terrain dissimulées par l’herbe qui est assez haute, celles que je n’ai pas vues parce que je suis bigleuse, et celles que je n’ai pas encore récoltées parce qu’elles sont encore dans l’arbre… les noisettes non comptabilisées ainsi négligées feront la balance avec les mauvaises années.

Au bout du compte, et pendant des dizaines d’années, l’unique noisette de départ a produit 1516 noisettes semblables à elle, chaque année, soit un rendement de 151 600 % par an. Et je parle pas de ce qui est arrivé quand une noisette enterrée par un écureuil a germé dans une haie, a produit un noisetier qui s’est mis lui même à produire des noisettes. Non, restons simple, ne parlons pas d’intérêts composés !

Maintenant comparez ça aux 15 % environ d’intérêts que les investisseurs financiers cherchent à obtenir, et cherchez l’erreur. Mais bien sûr il ne s’agit absolument pas de la même chose. L’argent ne produit pas d’argent. Des billets de banque abandonnés dans un coffre n’ont jamais fabriqué de nouveaux billets de banque. Par conséquent, l’argent ne vient pas de l’argent, mais du travail des esclaves que nous sommes, et c’est le produit d’une sorte de vol. Il s’agit en fait d’une arnaque bien élaborée qui s’appelle, je crois « capitalisme ». J’y reviendrai, parce que cela fait partie de ces choses qui ne cessent de m’interpeller pendant que je jardine et que je m’émerveille, jour après jour, de la générosité de la nature, de l’incroyable abondance qui nous entoure, de cette profusion de couleurs, de goûts et de parfums qui nourrissent non seulement mon corps mais aussi mon âme. Les êtres humains sont extrêmement doués pour compliquer ce qui est simple, et créer le malheur à partir du bonheur. C’était peut-être ça, « être chassés du paradis terrestre »?

Lorsque vers l’âge de 20 ans, jeune militante écologiste, j’avais dit à mon père : « tout ce dont on a vraiment besoin, c’est d’un toit sur sa tête et de quoi manger chaque jour », il m’avait répondu que « ce n’était pas si simple que ça » et j’avais amèrement ressenti sa condescendance. Aujourd’hui, j’ai dépassé l’âge qu’il avait à l’époque, et je pense toujours que c’est, en fait, « aussi simple que ça ». La nature est une corne d’abondance et si nous arrivions tous à comprendre qu’elle peut remplir facilement nos vrais besoins (manger, boire, s’abriter des intempéries), nous entrerions ensemble dans l’ère du second paradis terrestre.