Machines à pondre

Jusqu’à tout récemment, et depuis 2015, je n’ai quasiment jamais acheté d’œufs, bien que j’en consomme beaucoup. J’avais des poules. Il m’en reste deux, l’une est en mue(*) et ne pond pas en ce moment, et l’autre est, pourrait-on dire, en fin de vie.

Pourtant, cette petite poule rousse, nommée Castor, n’a que deux ans, tandis que l’autre, une Sussex blanche herminée (Damier de son petit nom), plus âgée qu’elle, devrait vivre encore de nombreuses années. La doyenne de mes poules, une croisée Harco/Marans baptisée Laurelle, s’est éteinte l’été dernier à l’âge de 8 ans, ayant survécu à plusieurs épisodes tragiques dont un volatile au caractère moins bien trempé ne serait pas revenu. Vers la fin, cependant, son attitude prostrée, ses yeux toujours mi-clos, son désintérêt pour tout, m’ont prévenue de sa mort prochaine.

Un peu avant elle, la jumelle de ma poule rousse, Pollux, est morte «de vieillesse», présentant les mêmes signes que Laurelle, bien que de 6 ans sa cadette. C’est ainsi que j’ai compris pourquoi, quand on cherche sur Internet la durée de vie des poules, on trouve des réponses aussi disparates… Tout dépend de la race de la poule.

J’ai entendu un marchand de poules vanter les mérites de la poule rousse, affirmant que c’était la meilleure pondeuse. Et certes j’ai été ébahie par le rythme de ponte de Castor et Pollux, un œuf par jour, hiver comme été, de gros œufs qui plus est, alors que ces poules sont petites et légères, à peine 2kg, plumes comprises. Pour pondre chaque jour un gros œuf, ces poules mangent avec une voracité spectaculaire, qui leur donne l’allure d’un dinosaure miniature. Et puis un jour, assez brutalement, elle s’éteignent. Oui, c’est vraiment comme si quelqu’un avait tourné un bouton, un interrupteur, quelque part au sein de leur organisme. Et subitement la jeune poule vorace est une vieille poule fatiguée, épuisée! N’ayant plus aucun but ni intérêt dans la vie, elle se recroqueville sur elle-même, et elle meurt. Tandis que Laurelle, elle, a vécu au moins deux ans après avoir cessé de pondre, profitant de la vie avec une ardeur renouvelée, poussant même les facéties de sa vie peu commune jusqu’à se transformer en coq, comme le font quelques vieilles poules (une sur mille je crois), en égayant le jardin de ses cocoricos matinaux. Les poules comme Pollux, et bientôt Castor, meurent dès qu’elles ne nous sont plus utiles.

Cela me rend triste. Je comprends que ces poules sont le résultat d’une sélection de plus en plus poussée, orientée vers un seul but: fabriquer des machines à pondre.

Oui, bien sûr, j’étais contente d’avoir des œufs, mais la façon dont ces malheureuses se jetaient sur la nourriture, constamment affamées, à l’inverse de mes autres poules qui prenaient le temps de faire longuement leur toilette, de prendre des bains de poussières, et de déambuler paresseusement dans la pelouse, me mettait mal à l’aise, me faisait de la peine, et faisait même sourdre en moi une légère anxiété. Quel genre de vie avaient donc ces pauvres poulettes?

Elles me parlaient de cette manie qu’ont les hommes de tout vouloir contrôler, diriger, «améliorer», à leur bénéfice exclusif. L’autre, l’animal, n’est qu’un objet malléable à volonté, destiné à nous servir. Je trouve déjà assez merveilleux de pouvoir me nourrir des œufs que mes poules pondent, ce qui me fournit en protéines sans leur faire aucun mal. Je les nourris et les protège des prédateurs, et en échange elles me donnent leurs œufs. Je vois ça comme ça. Donnant – donnant. Elles portent des noms, elles sont, pour moi, des «gens». Je connais leurs personnalités (et elles sont, en fait, assez différentes les unes des autres). Une de mes premières poules s’appelait Hardie, parce qu’elle était hardie, audacieuse, toujours la première à goûter une nouvelle nourriture, à venir voir ce qui se passe… Holly était la plus intelligente, le première à se retourner et courir pour «faire le tour» d’un obstacle, même si cela demandait un long détour, tandis que les autres s’obstinaient à essayer de traverser un grillage qui leur barrait le chemin. Hedwige, la plus jolie de toutes mes poules, était aussi la plus harcelée par les autres, tout au bas de leur hiérarchie, et elle ne quittait pas mon ombre quand je venais les nourrir, pour que je la protège et lui permette de manger. J’ai eu jusqu’à 11 poules à la fois et je les connaissais toutes.

Mais les petites poules rousses… mes deux «jumelles» se ressemblaient tellement que je ne pouvais pas leur donner d’autre nom que «Castor et Pollux», et à vrai dire, je ne sais pas laquelle des deux est morte… Interchangeables, identiques, vouées à pondre, à pondre, puis à mourir.

Ne vous leurrez pas. Il y a tout en haut de notre propre hiérarchie des petits génies qui ne veulent rien d’autre de nous. Ils veulent des gens qui travaillent d’arrache-pied, qui sont «productifs» le plus longtemps possible, et puis qui auront la bonne idée de mourir rapidement une fois passée leur date de péremption.

Je ne prendrai plus de poules rousses. Je veux des poules qui ont une vie. Une véritable vie.

(*) Les oiseaux renouvellent tout leur plumage, d’habitude une fois par an juste après la saison des nids. Pendant cette période leurs vieilles plumes tombent à un rythme soutenu et sont remplacées par de nouvelles plumes. Cela demande à l’organisme de l’oiseau beaucoup d’énergie et de protéines (car les plumes sont faites de kératine, comme les poils des mammifères, et la kératine est une protéine). Les poules, elles, n’ont pas de saison de ponte bien déterminée, et leur mue survient un peu n’importe quand. Pendant la mue, les protéines qu’elles mangent sont utilisées en priorité pour la fabrication des plumes, et elles ne pondent pas.