Les frères ennemis

J’ai deux béliers, qui vont avoir 3 ans cet été. Je les ai baptisés Ramsès et Moïse. Est-ce que cette décision était bien judicieuse? N’ai-je pas, en quelque sorte, scellé leur destin?

Pourtant, leur nom m’est venu sans aucune arrière-pensée. Bélier en anglais se dit «ram», et les amis qui me les ont donnés sont anglais, alors je retournais le mot «ram» dans ma tête pour trouver un nom, et j’ai eu la vision d’un bas-relief égyptien en forme de bélier… Le nom Ramsès s’est imposé ainsi. Le deuxième mouton était une sorte de «faux-frère» de Ramsès, ils formaient une famille recomposée, et le nom Moïse est venu de cette idée.

Il y a quatre ans, nous avions eu un été extrêmement pluvieux, et lorsque la pluie voulait bien cesser pour quelques heures, je devais me précipiter pour tondre le pré qui me tient lieu de pelouse. C’était bruyant, polluant, fatigant, lassant, et sans intérêt. C’est alors que j’ai décidé de passer à la version écologique et paresseuse de la tondeuse à gazon: des moutons.

Vu la surface que je pouvais leur consacrer, ayant par ailleurs besoin d’espace pour un potager, des arbres fruitiers, des petits fruits, une serre, et un jardin d’agrément – pour manger dehors et faire pousser des fleurs – , je me suis orientée vers des petits moutons d’Ouessant, et j’ai calculé que je ne pouvais en mettre que deux sur ma surface.

Au départ, je pensais prendre deux femelles, mais les amis qui me les donnaient ayant mentionné qu’ils avaient des difficultés à donner leurs petits mâles, j’ai décidé alors de prendre deux jeunes béliers. «Ils ne se battront pas s’il n’y a pas de femelles» m’ont dit mes amis.

Ah, qu’ils étaient jolis, les petits béliers de La Petite Terre ! Commes ils se régalaient à brouter mon pré fleuri! Ils avaient déjà de mignonnes petites cornes et ils étaient inséparables.

Ils accueillirent le printemps suivant en gambadant à qui mieux mieux et en «jouant» (ou «joutant») de bon coeur, se précipitant l’un vers l’autre tête baissée, et le choc de leurs cornes, qui avaient bien grandi, produisait un bruit sec qui résonnait loin. Ils ne semblaient pas y trouver d’inconfort, malgré le fait que Ramsès, étant un croisé (Ouessant et race indéterminée) était nettement plus grand et massif que Moïse… Souvent Moïse refusait l’affrontement en détournant la tête, mais il avait pris l’habitude de charger Ramsès par derrière, ou par le côté, le prenant au dépourvu.

Quoi qu’il en soit, femelles ou pas femelles, ils se battaient. Sans doute le vent leur apportait-il l’odeur des femelles en chaleur venant du pré voisin… Mais ils se battaient aussi pour accéder à la nourriture, lorsque je leur apportais des granulés en hiver. Cela semblait faire partie de leur comportement, voilà tout. Un peu trop de testostérone?

Et puis est venu le moment où Ramsès a commencé à me charger, moi. D’habitude il le faisait ouvertement, me provoquant avant, comme si j’étais, moi aussi, un bélier! Et si je me détournais et criais «non!», il arrêtait. Mais un jour il m’a chargée de dos et m’a heurté le mollet, ce qui, heureusement, ne m’a occasionné qu’un bleu… Mais le même choc sur la rotule, ou sur la tête – quand je me penche pour leur verser des granulés par exemple, ou changer leur eau – m’aurait certainement occasionné plus de dégâts. Depuis ce jour, je ne tourne jamais le dos à Ramsès… Et j’entre dans le pré avec un bâton, ou n’importe quel objet que je peux interposer entre lui et moi.

Cependant, un jour, j’ai constaté que Moïse avait du sang sur le front, et que ses cornes semblaient fortement abîmées. Et une connaissance m’a avertie que selon lui, l’un finirait par tuer l’autre. Je les ai mis dans deux parcelles séparées, mais alors Moïse passait son temps à bêler et à tenter de rejoindre l’autre. Ramsès, lui, semblait moins anxieux, mais cela devenait tout de même difficile à gérer.

J’ai donc décidé de les faire castrer tous les deux. Et j’ai fortement regretté de ne pas l’avoir fait dès leur plus jeune âge! D’abord, c’était plus compliqué et plus coûteux. Ensuite…

… ensuite je me suis aperçue que malgré la castration ils continuent à se battre. Mes tentatives pour les remettre dans le même pré se sont soldées par de nouvelles blessures à la tête, aussi bien chez Moïse que chez Ramsès.

J’arrive donc à une impasse: je vais devoir donner l’un des deux, les séparer définitivement l’un de l’autre. Et j’avoue que cela me chagrine car je me suis attachée à eux. Paradoxalement, c’est Ramsès que j’aime le plus, car en dehors de ses coups de folie, il est extrêmement apprivoisé et confiant. Mais comme il est plus massif, il peut être plus dangereux, et, de plus, il serait mieux chez quelqu’un qui a plus de terrain car je n’avais pas prévu que l’un de mes Ouessant n’en serait pas un… Il a besoin de plus de nourriture, de plus de place.

Ramsès et Moïse… Les frères ennemis… Dans leur cas la solution est relativement simple. On aimerait qu’il en soit ainsi dans le monde des humains.