La solitude de l’ermite

J’ai toujours eu de la difficulté à m’intégrer dans un groupe. Et pendant des années je me suis posé la question: est-ce de la faute des autres ou de la mienne ? Il m’a fallu six décennies de vie avant de comprendre. Ce n’est ni de la faute des autres ni de la mienne. Je suis, tout simplement, une solitaire.

Lorsque j’étais enfant, ma nature solitaire ne me posait aucun problème. Lorsque nous avions un jardin, je passais l’essentiel de mon temps dehors, à contempler les nuages, le feuillage des arbres, les fleurs, les bourdons et les papillons qui traversaient l’espace autour de moi. La vision d’un oiseau, d’un lapin, ou de quelque forme de vie que ce soit, me plongeait dans un ravissement sans fin. Et quand je n’étais pas dehors en train d’observer le monde vivant, j’étais dans ma chambre en train de lire.

Cette vie solitaire était d’autant plus adaptée que je n’avais jamais le temps de me faire, réellement, des amis. Le travail de mon père l’amenait à changer, non seulement de maison, de quartier, mais aussi de ville, de pays, de continent. Lorsque j’ai atteint l’âge de 18 ans, j’avais habité dans treize maisons ou appartements différents, fréquenté sept écoles, et vécu dans cinq pays répartis sur deux continents. Dans certaines écoles je ne suis restée qu’un an, arrivant parfois aux alentours des vacances de Noël, seule étrangère au milieu d’un groupe d’enfants qui se connaissaient depuis quatre mois, voire plus. À peine m’étais-je fait quelques amis, il fallait repartir. Dans ces conditions, être une enfant solitaire n’était pas un problème, plutôt une nécessité.

Mais il faut croire que le manque d’un groupe d’amis, d’un environnement social stable et sécurisant, avait développé en moi une anxiété latente, et un besoin douloureux de m’intégrer enfin à un groupe. Ont suivi des années misérables au cours desquelles mes tentatives répétées de m’intégrer à une sorte de famille élargie, une tribu, se sont soldées par des échecs douloureux.

Le problème essentiel pour mon intégration dans un groupe, c’est que je suis ce qu’on appelle une hypersensible. Véritable éponge, j’absorbe les émotions et les pensées des autres, et j’ai la plus grande difficulté à les différencier des miennes. Fonctionner au sein d’un groupe, avec ses tensions, ses conflits, et parfois ses trahisons et ses coups bas, devient rapidement pour moi une torture. J’ai une aversion profonde pour le mensonge et l’hypocrisie, dont la plupart des relations humaines sont malheureusement imbibées. Et par-dessus cela, je ne supporte pas le bruit. Lorsque de nombreuses personnes sont réunies dans une salle, le brouhaha qui s’installe m’est proprement insupportable. Incapable de comprendre ce que disent les uns ou les autres, je me sens finalement encore plus seule que si j’étais seule. J’ai donc vécu d’innombrables années de déceptions et d’incompréhension. Cherchant dans un groupe, puis dans un autre, un réconfort qu’il ne pouvait m’apporter, je vivais en boucle le même scénario.

Et puis un jour, la lumière m’apparut. Je m’aperçus qu’en réalité rien ne m’obligeait à faire partie d’un groupe. Quelle libération! Ça semble très simple, une fois qu’on a compris, mais pour le comprendre il a fallu que j’apprenne à m’aimer moi-même, éliminant ainsi le besoin d’être aimée par les autres. Là encore, des paroles mille fois entendues, qu’on ne peut réellement comprendre que lorsqu’on a effectivement franchi cette étape.

Depuis quelques mois dans mon village une association a repris l’ancien restaurant, fermé depuis la crise sanitaire, pour en faire un bar associatif. J’ai essayé d’y aller, par deux fois, histoire d’encourager cette louable initiative pour revitaliser notre trou normand… D’abord une soirée karaoké, et puis des musiciens amateurs. J’ai détesté ça. Je suis partie à peine mon thé terminé. Je suis ravie de voir que le bar est plein de monde à chaque soirée, c’est joli à regarder avec ses lumières joyeuses et les silhouettes des gens qui se découpent sur les vitres embuées… mais je n’ai absolument aucune envie d’y entrer. Mon bonheur, c’est de rentrer chez moi, allumer un bon feu dans le poêle, mettre de la musique que j’aime, et boire mon infusion préférée en lisant ou en écrivant.

Je ne me sens plus jamais seule… Pour moi, il y a deux connexions plus importantes que celle qui me relie aux autres. La connexion à la Nature, et la connexion à moi-même.  J’ai enfin compris qui je suis…