Vol de nuit

Lorsque j’étais petite, en Grèce, nous habitions sous un couloir aérien. Le trafic n’était pas intense, et les avions volaient assez haut pour ne pas générer de nuisance sonore. Au contraire, leur passage était pour moi une source d’émerveillement inépuisable.

Dans la nuit tiède et silencieuse, leurs silhouettes se détachaient sur un ciel sombre où brillaient de rares étoiles. Leur passage était accompagné d’un roulement grave ressemblant au tonnerre, étrangement décalé dans l’espace ou le temps, et à l’extrémité de leurs ailes clignotaient silencieusement un feu rouge et un feu vert-turquoise.

Ces apparitions me plongeaient dans un ravissement où se mêlaient l’envie et le respect. Il y avait quelque chose de divin, de surnaturel, de magique, dans ces oiseaux de métal qui traversaient mon ciel. J’étais d’autant plus fascinée que ma sœur elle-même était montée dans un de ces engins pour se rendre en Crète. J’essayais de l’imaginer dans le ciel, passant au dessus de ma tête, à une hauteur incroyable. Je ne pouvais me figurer que moi-même je pourrais un jour me trouver à l’intérieur de l’un de ces fascinants objets.

En effet, de nombreuses années ont passé avant que je prenne place à bord d’un avion pour aller passer les vacances d’été « au Canada ». Je dis bien au Canada et pas au Québec parce que nous nous rendions aussi, parfois, au Nouveau-Brunswick, voire en Ontario, pour visiter la famille. Jusqu’en 1973, chaque fois que nous avons fait le voyage entre l’Europe et le Canada, nous avons pris le bateau. Le Queen Mary, le Queen Frédérica, le France… Ces longues traversées duraient au minimum cinq ou six jours (plus si nous partions de Grèce), rythmées par les repas plutôt formels, les multiples activités pour distraire les passagers, et les longs moments passés à regarder la mer, assis dans des chaises de toile, au soleil. Les bastingages étaient peints en blanc, d’immenses chaloupes de sauvetage étaient suspendues à des sortes de grues, prêtes à être mises à l’eau. L’océan, vu d’un paquebot depuis le milieu de l’océan Atlantique, n’est qu’un immense disque bleu foncé, presque dénué de vagues, sous un dôme de ciel bleu clair. C’est passablement ennuyeux. Loin des côtes et des zones de marées, cela ne sent même pas les algues, cela ne sent même pas la mer. Il n’y a pas de mouettes ni de goélands. Pas étonnant que les compagnies maritimes déploient des trésors d’imagination pour distraire leurs passagers.

Un des avantages d’un tel moyen de transport, c’est qu’il donne le temps de s’habituer progressivement au décalage horaire (à peu près une heure chaque jour) et de se préparer au changement de monde. Mais en 1973, le prix des transports aériens était devenu vraiment plus bas et les 10 jours perdus dans le transport maritime commençaient à paraître vraiment excessifs compte-tenu de la durée de nos vacances, et donc nous avons pris l’avion. J’avais douze ans. J’étais passablement excitée. En plus, nous faisions escale au Portugal, donc nous avions droit, en tout, à quatre vols pour ce voyage aller-retour. Quatre décollages, quatre atterrissages. Et quatre longues périodes où nous étions suspendus entre ciel et terre, au-dessus des nuages. Comme presque toutes les fois où j’ai pris l’avion depuis, j’étais écrasée contre le hublot le plus proche, cherchant à apercevoir la terre que nous survolions, guettant notre traversée des nuages, m’émerveillant de la forme de ces derniers et des jeux de lumière qu’ils généraient avec le soleil, surtout au crépuscule. Parfois un autre avion suivait une trajectoire parallèle et je pensais aux passagers de ce deuxième avion, dont certains peut-être étaient en train de regarder le mien. Pour moi, l’avion n’était pas simplement un moyen pour aller d’un point à un autre, c’était en soi une aventure.

Mais des années de transport aérien m’ont fait découvrir une autre réalité. Surtout lorsque je n’avais pas pu obtenir de siège à côté d’un hublot. Les gens, dans leur majorité, ne regardent pas à l’extérieur. Ils ne s’émerveillent pas. Ils essaient de supporter la présence à leurs côtés de parfaits étrangers, qu’ils n’auraient jamais laissé s’approcher autant d’eux dans d’autres circonstances. Chaque mouvement d’un passager doit prendre en compte les passagers qui l’entourent et se coordonner avec soin. Aller aux toilettes exige de déranger plusieurs personnes, alors on essaie d’anticiper. On se concentre sur les nécessités: Manger son repas sans flanquer des coups de coude à gauche ou à droite. Ramasser les emballages qu’on a fait tomber sans éborgner son voisin. Trouver la bonne commande afin de baisser un peu son dossier pour tâcher de grappiller une petite heure de sommeil avant que le steward ne nous réveille en nous apportant le petit déjeuner. Les vols de nuit sont particulièrement pénibles, parce qu’en plus, on ne voit rien par le hublot. Et même si on pouvait voir quelque chose, par exemple la lune éclairant par le dessus une mer de nuages blancs, voire une aurore boréale, on ne vous permet pas de le voir car les stores sont baissés pour laisser dormir ceux qui le peuvent.

Notre réalité, c’est qu’on est enfermé dans un espace exigu, inconfortable, soumis à un vrombissement permanent qui nous assourdit. Chez ceux qui ne dorment pas, chacun s’occupe de son côté, regardant l’un des nombreux films proposés par la compagnie aérienne, écoutant sa propre musique sur son smartphone ou jouant à des jeux vidéos. Ils tuent le temps, quoi, comme les passagers des anciens paquebots. Une vision d’une banalité déprimante à laquelle j’ai du mal à échapper.

Alors je ferme les yeux et je rêve. Je suis à l’intérieur d’un oiseau de métal qui traverse un ciel sombre où brillent quelques étoiles. Son passage s’accompagne d’un roulement profond, ressemblant au tonnerre, étrangement décalé dans l’espace et dans le temps. Au bout de ses ailes clignotent silencieusement un feu rouge et un feu vert-turquoise. Quelque part, en bas, tout en bas, une petite fille émerveillée le regarde passer.