Le sac à dos de Romain

Je n’ai pas été très assidue pour écrire mes Chroniques récemment, c’est le moins qu’on puisse dire. En fait, depuis plusieurs mois, plus exactement depuis la mort de mon frère Romain, j’ai du mal à trouver un thème qui me parle et qui soit adapté pour les Chroniques. C’est que le thème habituel de mes chroniques (des réflexions plutôt légères sur notre rapport à la nature, et à la vie) se trouve un peu décalé par rapport à mes préoccupations actuelles.

La mort nous oblige à nous interroger sur le sens de notre vie, et il se trouve que je partageais avec Romain de nombreuses interrogations à ce sujet. Après tout, c’est de la bouche de Romain que j’ai entendu pour la première fois les mots «réincarnation» et «karma», alors que je n’avais que 13 ans. Et ces dernières années au cours desquelles je me suis rapprochée de Romain, c’était un thème récurrent dans nos conversations.

Ce qui m’a retenue, en vérité, d’écrire ce que je suis sur le point d’écrire, c’est l’hésitation à quitter une écriture plutôt consensuelle pour aller vers quelque chose de plus polémique, ou en tout cas controversé. Nous vivons depuis quelques décennies dans un monde où le matérialisme tient le haut du pavé. Matérialisme, un mot double, qui s’applique aussi bien à la croyance actuellement prédominante que seule la matière est réelle et que rien n’existe en dehors d’elle, et à la disposition d’esprit qui consiste à prioriser l’accumulation de biens matériels au détriment d’autres aspects de la vie. Les deux sont-ils indissociables? Je ne sais pas.

Quoi qu’il en soit, je ne suis pas matérialiste. Romain ne l’était pas non plus. Il n’y a rien de matérialiste dans la démarche artistique, dans cette obsession qui était la sienne de créer, écrire, jouer la comédie, chanter, etc.

Quand Romain est mort, j’ai perdu un frère, mais l’histoire ne s’arrête pas là, parce que je l’ai aussi pleinement retrouvé.

Dans un premier temps, en vidant son appartement, en passant 3 semaines, jour après jour, du matin au soir, dans ses affaires, lisant ses écrits, les programmes de ses spectacles, regardant ses photos, ses tableaux, ses disques, les livres qu’il avait achetés, les notes qu’il avait prises en les lisant… C’était comme de vivre avec lui, dans son intimité. Mais l’histoire ne s’arrête pas là non plus.

Romain avait tendance à penser que les gens se tournent vers la spiritualité dans les temps de crise, comme une échappatoire pour lutter contre le désespoir. Ce n’est pas mon cas. J’ai toujours eu une recherche spirituelle, à part une parenthèse d’une vingtaine d’années où j’ai embrassé la vision matérialiste du monde. Romain lui-même d’ailleurs avait trop de sensibilité pour ne pas être troublé par certaines choses, certains faits, que les matérialistes qualifient de «simple hasard» et que d’autres nomment les synchronicités. Il suffisait d’ouvrir la porte à ces pensées et il commençait à me raconter toutes les synchronicités qui avaient jalonné sa vie, assisté sa création lors de l’écriture de certaines de ses œuvres, et lui laissaient un souvenir émerveillé.

Je n’ai personnellement aucun doute sur l’existence de l’âme et sa survivance après la mort du corps. Cela n’empêche pas les décès de nos proches d’être douloureux, et cela ne nous met pas à l’abri des réactions de colère, des regrets, des remords, de la révolte.

Lorsque je me suis rendue au mois d’août au séminaire de médiumnité auquel j’étais inscrite depuis longtemps (c’est mon deuxième à date et je suis déjà inscrite pour l’année prochaine), je ne pensais pas que j’y retrouverais Romain. Je n’y allais pas dans cet espoir. L’an dernier je n’avais pas eu de contacts très clairs, incontestables, avec l’un ou l’autre de mes proches décédés. Il y avait une part de doute et d’ambiguïté. Pour être parfaitement franche, certaines séances de «médiumnité» m’avaient laissée plus que dubitative, quand une apprentie médium m’avait assuré qu’elle était en contact avec un cousin décédé avec qui je passais mes vacances étant enfant, me donnant même un prénom, puis me disant, lorsque je lui avais dit que j’avais vécu loin de mes cousins et que je ne passais jamais mes vacances avec eux, que c’était en fait un ami, pas un cousin. Mais je n’ai jamais connu personne qui portait ce prénom, et certainement pas un ami proche, et le pire c’est que la «médium» insistait et pour un peu elle m’aurait dit que je ne savais pas ce que je disais! Et je sais pertinemment que les gens comme elle, tellement persuadés d’avoir raison, sont prêts à se déclarer «médiums» et à proposer des séances – payantes –  aux gens. J’avais plutôt pitié d’elle, je dois dire.

Des années de recherche en matière de spiritualité, des recherches actives passant par des séminaires, des stages, des pratiques, des initiations… m’ont amenée à croiser toutes sortes de gens qui pensent avoir des talents, des facultés, des dons qu’ils n’ont pas, et bien que persuadée que nous avons une âme, que nous SOMMES une âme, je ne me départis pas de mon sens critique ni de mon esprit scientifique.

Et… je n’attendais rien de spécial en allant à ce séminaire. Juste la chance de pouvoir me poser dans un lieu que j’aime, dans le calme, le silence, la bienveillance. J’avais pensé qu’au retour du Québec, après avoir réussi à boucler tout ce que j’avais à faire, malgré ma rechute de Lyme, malgré la fatigue et les douleurs qui faisaient de chaque jour une vraie torture, je pourrais enfin lâcher l’armure psychique que j’avais dressée autour de moi, et pleurer, enfin pleurer sans me retenir, pleurer la mort de mon frère. Mais rien n’était venu. En tout cas pas les larmes. Je n’en versais pas une seule. Trop habituée à me contrôler, à réprimer les tourbillons de tristesse qui cherchaient leur chemin hors de moi, pendant les semaines qui ont suivi l’annonce du décès, pour «être efficace», pour faire «ce que je devais faire». Je suis donc arrivée à ce séminaire, un peu moins de trois mois après mon retour en France, avec les yeux secs.

Mais le matin du premier jour, à peine arrivée dans la pièce, mon armure a fondu, et je me suis mise à sangloter. Le bon côté de ce genre de séminaire, c’est que les gens qui sont là ont une certaine maturité et savent que les larmes peuvent être libératrices, aussi, ça ne dérangeait personne que je pleure. J’ai pleuré comme ça tous les matins pendant environ une heure avant que cela se calme et je passais le reste de la journée dans la sérénité.

J’étais donc là pour travailler la médiumnité!

Qu’est-ce que la médiumnité? C’est la communication avec le monde de l’esprit. Je n’en dirai pas plus, ce n’est pas l’objet de cette chronique. Je dirais simplement que la capacité à le percevoir n’est pas une chose fixée dès la naissance (il y aurait des médiums et le reste des mortels). Cela se travaille. Cela se développe. Mais il est vrai qu’on ne part pas tous du même niveau. Je vous avoue sans honte que mes capacités sont assez limitées! Mais tout de même… c’est parfois étonnant.

Lors d’un premier exercice de visualisation, où l’on arrive peu à peu au sommet d’une montagne où quelqu’un nous attend, assis sur un banc… j’ai vu Romain. Rien d’extraordinaire me direz-vous, et j’en conviens. Que je visualise mon frère récemment décédé au cours d’une méditation, c’est juste la preuve qu’il habite mes pensées. Cela ne prouve pas qu’il existe en dehors de moi. On est bien d’accord.

Les exercices de médiumnité ne viennent qu’après de nombreux autres exercices de sensibilité, visualisation… On travaille par paires, parfois par trois, et on échange les rôles.

Quand est venu le premier exercice de médiumnité proprement dite, je me suis dirigée vers une jeune femme que je ne connaissais pas du tout. Elle ne savait rien de moi, on n’avait jamais travaillé ensemble et on n’avait pas échangé un seul mot depuis le début du séminaire. Elle m’a dit son nom : Charlotte.

Assises en face l’un de l’autre, les yeux fermés, on attendait. On attendait que «le monde de l’esprit» se manifeste d’une façon ou d’une autre à travers elle, et, l’objet précis de cet exercice était de permettre à un défunt de communiquer avec la personne qui est là. Et au bout d’un moment, elle me dit: «Ton frère est là. Est-ce que c’est possible?». Je répète, pour les gens qui sont un peu lents d’esprit: elle ne me connaissait pas, elle ne savait pas que j’avais un frère décédé. Elle ne savait rien de moi.

Que m’a-t-elle transmis? J’ai envie (plusieurs semaines après) de l’écrire ici. Je prends un risque, car ce n’est pas un sujet de plaisanterie pour moi. Mais le message est tellement beau que je me sens poussée à le partager, et ceux qui peuvent le recevoir le recevront.

D’abord il a raconté comment il est mort. Comment c’était pour lui, de mourir. Il a dit qu’il a vu la mort arriver, et qu’il a été étonné de ce que c’était facile, de mourir. Il a dit qu’avant il pensait que mourir était douloureux, que c’était comme descendre un torrent plein de rochers sur lesquels on se cogne, mais qu’en réalité c’était fluide comme de glisser le long d’un toboggan.

Puis il a dit que « de l’autre côté », il pouvait enfin respirer. Charlotte a montré avec son corps le ressenti de Romain: elle a redressé ses épaules et elle a ouvert sa cage thoracique en respirant à fond. Puis elle a ajouté: Avant de mourir, il pensait qu’il était écrasé par un immense rocher qui l’empêchait de se redresser, et maintenant il s’aperçoit que c’était comme un sac à dos rempli de cailloux, un sac à dos qu’il aurait pu enlever à tout moment, et il ne l’a pas fait.

Ensuite Romain a montré à Charlotte des enfants jouant dans un jardin. Il lui a exprimé qu’il avait eu une enfance très heureuse, et puis que quelque chose était arrivé qui avait détruit ce bonheur, et qu’il avait toute sa vie essayé de retrouver, en vain, ce bonheur perdu.

Il a aussi employé une autre image: celle d’un coquillage fermé dans lequel il était prisonnier, pensant que quelque chose d’extérieur l’empêchait de s’ouvrir, alors que lui-même avait le pouvoir d’ouvrir le coquillage, c’était lui-même qui le maintenait fermé. Il s’en apercevait maintenant.

Pour terminer, il a transmis à Charlotte ce message pour moi. Il lui a dit qu’il était maintenant parfaitement heureux, qu’il avait retrouvé le bonheur de son enfance, qu’il était redevenu le petit garçon heureux qu’il était. Il est là, m’a dit Charlotte en esquissant une silhouette, et le sac à dos est là, a-t-elle ajouté en montrant un endroit par terre, plus loin. « Ne ramasse pas mon sac à dos ».

Pour ceux qui ne connaissaient pas Romain, je dirai seulement qu’il ne pourrait pas y avoir une expression plus exacte de sa personnalité, de ses difficultés dans la vie. La nostalgie de son enfance ne le lâchait pas, c’était obsessionnel chez lui.

Je n’avais pas mon ordinateur avec moi et la seule chose de Romain que j’avais dans mon téléphone était l’enregistrement de la chanson Mon Pays Bleu (Roger Whittaker) enregistrée par mon frère quand il avait 20 ans. Le Pays Bleu dont il est question est, « comme par hasard », le paradis perdu de l’enfance. Cela n’aurait pas pu être plus approprié. J’étais contente de le faire écouter à Charlotte, après la séance.

Mais, surtout, surtout, il ne pouvait pas y avoir un message plus bienveillant, plus aimant, plus libérateur, de la part de Romain, que de me dire: « Ne ramasse pas mon sac à dos ».

Bonus:   Mon Pays Bleu par Roger Whittaker