L’Intelligence Artificielle et nous

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être un écrivain. À peine avais-je appris à lire que j’écrivais mes propres histoires, habituellement à propos d’animaux entraînés dans de passionnantes aventures. Ainsi le petit chien «Wouf Wouf» rencontrant un lapin (qui pouvait s’appeler «Lapin» ou «Carotte»), et passant l’après-midi à jouer avec lui, tout en se faisant de nombreux autres amis.

J’ai ainsi traversé mon enfance et mon adolescence, entourée de livres que je dévorais, et habitée par d’innombrables histoires qui tournaient dans ma tête, et que parfois je jetais sur le papier.

Une fois que j’ai eu fini mes études secondaires, les choses sont devenues beaucoup plus compliquées. En effet, jusque-là, le seul choix que j’avais eu à faire consistait à choisir certains enseignements optionnels, mais là il était question de choisir un métier, de penser à la façon dont j’allais pouvoir gagner ma vie, m’insérer dans cette société, devenir autonome !

L’opinion de mon père sur le sujet, c’est qu’il était prêt à m’entretenir si je faisais des études, mais pas si je choisissais d’écrire un roman: j’aurais à me débrouiller toute seule. J’étais confronté à un choix assez simple : Soit j’entamais des études supérieures, mais alors dans quel but ? Soit je cherchais un petit job alimentaire, j’essayais de me loger quelque part dans une chambre sous les toits, et j’écrivais un roman.

Je pourrais considérer que j’ai manqué de courage, que j’ai eu peur de ne pas m’en sortir, mais il faut reconnaître que c’était difficile, vivant en France sans être Française, âgée d’à peine 16 ans, d’envisager une vie de bohème sans aucun soutien familial.

J’ai donc «décidé» de m’inscrire dans une faculté et de commencer des études. Cependant, il y avait une autre raison beaucoup plus valable pour moi de ne pas choisir d’écrire un roman dans une chambre de bonne. Je savais en effet que je n’avais jusque là pas vécu grand-chose. Je ne dirais pas que je n’avais absolument rien vécu. Je m’aperçois aujourd’hui que les circonstances de mon enfance, et divers événements qui s’y sont déroulés, étaient loin d’être anodins, qu’ils n’étaient pas forcément partagés par tout le monde, et qu’ils auraient pu être une source d’inspiration pour moi. Cela aurait été cependant tellement personnel, voire intime, que je ne me serais pas sentie à l’aise pour en parler. J’avais besoin de recul.

Malgré tout, il y avait beaucoup de choses que je ne connaissais pas, que je n’avais pas vécues, et globalement ma connaissance du monde était en majorité issue de mon expérience de lectrice. En une phrase, je ne connaissais du monde que ce que j’en avais lu. J’ai pris conscience d’une façon très aiguë que, si j’écrivais, je ne pourrais que plagier les romans que j’avais lus. J’aurais été comme une machine, qui aurait ingurgité toutes sortes d’informations, les aurait mélangées dans un grand bocal, puis les aurait recrachées dans un ordre différent, composant ainsi de «nouvelles histoires» à partir de vieilles histoires.

Ce que j’étais, moi, ce que je pouvais apporter de différent, ce que je pouvais dire de spécifique, d’unique, au reste de l’humanité, je n’en avais aucune idée.

Quand j’y pense maintenant, je me dis que la jeune fille de 16 ans que j’étais n’était pas dénuée de sagesse, ni d’humilité. J’avais fermement décidé de commencer par vivre quelque chose avant de vouloir écrire quoi que ce soit.

Mais par la suite, les études que j’ai dû suivre, pour ensuite avoir un métier, ont absorbé la plus grande partie de mon énergie. Ensuite, enseigner (mon «vrai métier») a nécessité également beaucoup de concentration et d’efforts. Et puis les enfants sont arrivés, il a fallu les élever, les éduquer, m’en occuper. Je n’avais plus beaucoup de temps pour écrire.

Mes enfants aimaient les histoires, et les histoires que j’ai inventées pour eux, il m’est arrivé d’en jeter quelques-unes sur le papier. La découverte du traitement de texte à partir des années 90 m’a permis de me faire plaisir en écrivant quelques nouvelles. Mais globalement, le vrai travail d’écriture, sur une œuvre aussi considérable qu’un roman, je l’ai toujours repoussé à «plus tard» lorsque les enfants seraient grands, lorsque je n’aurais plus à travailler, etc.

Et pendant ce temps, tout ce que j’avais pu expérimenter, tout ce que j’avais vu, tout ce que j’avais entendu, tout ce que j’avais ressenti, formait une sorte de bagage qui s’alourdissait d’année en année. C’était tellement énorme que je me suis demandée si au bout du compte je n’avais pas un peu trop vécu ! Je ne pourrai jamais utiliser tout ce que j’ai ressenti, et vu, et entendu, pour le mettre dans un livre, mais peu importe ! Au moins je peux alimenter mon écriture par des expériences authentiques. Et donc, depuis quelques semaines, ma principale activité consiste à écrire un roman.

En me promenant tout à l’heure cependant une idée m’a frappée. J’ai réalisé que ce que j’ai refusé de faire à l’âge de 16 ans, (écrire des choses plus ou moins vides de sens qui ne seraient que la recombinaison de tout ce qui a déjà été écrit avant moi), c’est exactement ce que l’intelligence artificielle (I.A.) fait en ce moment. Vous avez dû entendre parler de ces I.A. qui rédigent des textes, des essais, des mémoires, qui composent même de la musique, des chansons. Si vous ne vous êtes pas informés à ce sujet, je vous recommande d’aller voir, car c’est assez perturbant, et il vaut mieux savoir ce qui se passe.

Voici par exemple le texte d’une chanson générée en moins d’une minute par un site d’IA en ligne. J’avais entré pour le thème des paroles les mots: «amour perdu, séparés par la mort» et voilà ce que l’IA m’a écrit:

Un matin sombre on se quitte

Les larmes tombent sur ma joue

Ton visage dans le brouillard

Déjà loin dans l’univers flou

Les étoiles brillent tristement

Le vent souffle tes adieux

Ton parfum hante mes nuits

Ton ombre danse dans mes yeux

Amour perdu séparés par la mort

Nos cœurs se cherchent encore

Dans ce vide immense et froid

Ton absence est tout ce que je vois

La lune éclaire ton souvenir

Les souvenirs gravés en moi

Pourtant ton rire disparaît

Dans les recoins de ma mémoire

Je crie ton prénom au vent

Espérant que tu m’entends

Chaque souffle chaque soupir

Un écho de notre passé

Amour perdu séparés par la mort

Nos cœurs se cherchent encore

Dans ce vide immense et froid

Ton absence est tout ce que je vois

 

Je reconnais que c’est assez bancal et franchement pas génial comme texte. Mais il est sorti sous forme d’une chanson, avec une voix de femme qui ressemble à toutes celles qu’on entend en ce moment à la radio, et un accompagnement instrumental. Très franchement, ça pourrait passer ce soir à la radio et personne ne s’apercevrait que cela a été concocté en une minute par un site en ligne… C’est exactement la même soupe qu’on entend tous les jours. A se demander… si derrière ces chansons de la radio il y a encore des musiciens et une chanteuse. Ou juste une I.A.

Cette l’intelligence artificielle ne fait que recombiner de façon différente des choses qui ont déjà été écrites. Si j’étais chercheuse en I.A., je laisserais «évoluer» pendant un temps des I.A. se nourrissant uniquement, côté «données», de ce que les autres I.A. «produisent». Je ne leur donnerais pas accès à de nouveaux écrits provenant d’êtres humains. Et j’observerais ce qui arrive à cette «culture». Ce serait passionnant. Peut-être que certains chercheurs y ont pensé.

Mon pari, c’est que cette «culture» ne peut aller qu’en s’appauvrissant.

Car il y a une chose que l’intelligence artificielle n’a pas, et c’est l’inspiration. J.K. Rowling, qui a vu «apparaître» son personnage de Harry Potter, un jour, dans une gare, sans avoir rien voulu ni décidé, décrit cette inspiration comme une sorte de créature mystérieuse tapie au fond d’un lac qui lui jette, l’une après l’autre, des idées. Pour moi l’inspiration apparaît plutôt sous la forme d’une petite voix qui parle dans ma tête, même si parfois des images s’imposent à moi.

Je crois que personne ne la voit ni ne l’explique ni ne la comprend de la même façon, mais c’est cette inspiration qui fait la différence entre l’IA et nous. Les I.A. «produisent» des textes. Les humains les créent.