Je suis arrivée à Hesloup à l’automne 1989. J’étais la nouvelle venue de mon petit coin de village. Puis, année après année, des voisins sont partis, remplacés par d’autres. Certaines maisons ont vu ainsi se succéder, depuis que je vis ici, presque dix locataires ou propriétaires différents. D’autres, seulement deux ou trois. Progressivement, je suis devenue une des plus anciennes habitantes du quartier, mais j’étais devancée, côté ancienneté, et de beaucoup, par Monsieur Le Moal.
Monsieur Le Moal habite une très jolie maison à volets bleus, entourée de nombreuses dépendances, dans lesquelles il a installé son garage, son atelier, et diverses remises. Une ancienne ferme, m’a-t-il expliqué un jour, qu’il avait rachetée et rénovée lui-même entièrement. Il en avait la compétence vu qu’il était menuisier et plus précisément charpentier.
Lorsque mes enfants fréquentaient l’école du village, les siens en étaient déjà partis depuis longtemps, car Monsieur Le Moal a, je pense, une bonne vingtaine d’années de plus que moi. Alors que je récoltais des lots pour un loto au profit de l’école, je l’avais sollicité, pensant qu’il avait peut-être de petits meubles ou autres objets qu’il aurait confectionnés, et c’est là qu’il m’avait expliqué que, faisant essentiellement des charpentes, il ne pouvait me donner un objet, et, en compensation, il m’avait donné de l’argent.
Mes échanges avec Monsieur Le Moal, au cours du temps, sont restés assez limités. Nous avons à un moment « partagé » le même chat errant, une chatte qui avait eu une portée de chatons et l’avait transportée de son jardin au mien à l’arrivée du chien de sa fille, qu’il devait garder, puis de nouveau de mon jardin au sien, au départ du chien. J’avais cherché la portée de chatons car entre-temps j’avais trouvé des gens qui voulaient les adopter. La chatte est restée ensuite chez moi, pendant de nombreuses années. Je l’avais fait stériliser, je la nourrissais, et même si elle est restée claustrophobe et refusait d’entrer dans la maison, elle me suivait partout au jardin et venait chercher des câlins.
Chaque année, Monsieur Le Moal taille la haie de pyracanthas qui longe son jardin. Il l’a façonnée de façon à ce qu’elle forme une arche au dessus de son portail, ce qui est très joli. Les pyracanthas sont des arbustes épineux qui fleurissent abondamment au printemps, se couvrant de bouquets de petites fleurs blanches qui attirent des myriades d’abeilles et de bourdons. Puis, au cours de l’été et tout au long de l’automne, ils portent des cascades de minuscules fruits (rouges, oranges ou jaunes selon la variété), dont les oiseaux raffolent.
Les pyracanthas doivent être taillés au sécateur, parce que leurs rameaux sont trop coriaces pour les taille-haies électriques ou thermiques. C’est un travail long et méticuleux que Monsieur Le Moal fait chaque année, pendant une, ou deux, ou trois belles journées ensoleillées au cours desquelles je peux le saluer et faire un brin de causette avec lui, en allant promener mon chien. Le reste du temps, c’est en allant faire des courses que je passe en voiture au moment où il sort, et que je le salue de la main.
Monsieur Le Moal a un très beau sourire. Il ressemble un peu à un lutin du père Noël, un korrigan ou un farfadet, sauf pour la taille, car il est plutôt grand. Avec sa barbe bien taillée, son visage ridé mais énergique, il dégage quelque chose comme une grande bienveillance, un sagesse tranquille. Il fait partie de ces personnes pour lesquelles on éprouve sans savoir pourquoi une immense sympathie et une grande confiance. Il fait partie de mon environnement depuis que je vis ici, et à l’instar du ciel bleu, de la chaleur du soleil, et du vent frais, son joli sourire a fait partie des belles journées de ma vie depuis plus de 30 ans.
Il y a quelques jours, par une soirée pluvieuse, j’ai vu une lueur bleutée balayer ma haie… Il arrive fréquemment que des ambulances ou des camions de pompiers passent devant chez moi. Mais ces éclairs bleus n’ont pas fait que passer, ils continuaient à balayer la rue devant chez moi, alors j’ai passé la tête par la porte, et j’ai vu que l’ambulance était arrêtée en face de chez Monsieur Le Moal. Un peu plus tard, je l’ai vue repartir en direction de l’hôpital. Depuis, les volets de Monsieur Le Moal sont fermés. Et mon cœur saigne.
Je ne sais pas ce qu’il a eu. Je ne sais pas s’il reviendra dans sa maison aux volets bleus, s’il taillera à nouveau sa haie de pyracanthas sous le doux soleil du printemps.
Il y a un an ou deux son épouse est décédée. Je l’ai su par hasard, car je ne la connaissais pas. Je n’avais pas osé lui en parler. Il avait continué à tailler sa haie et à sourire de son joli sourire. Que dire de plus ? Là où il se trouve, dans un chambre d’hôpital ou ailleurs, il ne se doute sûrement pas que son absence laisse un grand vide dans le cœur d’une voisine qui ne faisait que le saluer en passant, et qui ne l’oubliera jamais.