Je n’ai jamais autant pensé que depuis que j’ai un chien. Les longues promenades avec Misty, ma chienne Border Collie, me permettent de laisser mes pensées vagabonder en toute liberté et pendant qu’elle divague de-ci de-là, reniflant une piste invisible pour moi, mon esprit divague lui aussi.
Sur ce chemin que j’emprunte chaque jour avec elle, nous croisons d’autres chiens, beaucoup d’autres chiens, car ce chemin est avant tout la promenade des chiens. Et voilà qu’un jour une idée me frappe.
Sur ce joli chemin de campagne, malgré tous ces chiens qui y passent chaque jour, on ne voit presque pas de crottes. C’est étonnant. Très étonnant. Misty ne dépose pas moins de deux ou trois crottes chaque jour, souvent plus. Et nous croisons… voilà que mon esprit s’agite… vingt… trente chiens ? Mettons trente. Trente chiens, trois crottes par chien, quatre-vingt-dix crottes. Chaque jour. Le chemin fait environ deux kilomètres de long. Ça fait une crotte tous les… allez, mettons tous les vingt mètres, à peu près. Tous les jours. Où sont-elles ?
Mes pensées continuent à divaguer. Me voilà dans mon jardin. J’ai eu l’idée, au début, quand Misty est arrivée à la maison, de mettre ses crottes dans un composteur, avec mes feuilles mortes. Je voulais faire une sorte de compost «chien-chêne». Mais, las !, de compost, point ! Ces foutues crottes refusaient de disparaître. Des semaines plus tard elles étaient toujours là, s’entassant lamentablement les unes sur les autres. Mais en les ramassant sur la pelouse, parfois, j’avais remarqué de petits coléoptères d’un bleu métallique, toujours les mêmes, posés sur ces crottes. Et dans mon beau composteur fourni par la Communauté Urbaine, rien. Dans ce composteur en plastique, fermé, avec à peine quelques trous pour l’aération, mes beaux petits coléoptères bleus n’ont apparemment pas trouvé moyen d’entrer. Alors que les crottes que j’ai laissées sur la pelouse, en me disant « je les ramasserai un peu plus tard », eh bien… elles ont disparu ! Alors, sur ce chemin où trente à quarante chiens passent chaque jour, j’imagine une prospère population de coléoptères bleus, remerciant silencieusement leurs dieux à quatre pattes pour cette nourriture quotidienne…
Et pendant que j’avance lentement sur le chemin, voilà mon esprit qui fait un autre détour. Il y a quelque temps, à un député qui s’inquiétait de la disparition des abeilles et de son impact sur l’agriculture, la ministre a répondu : «Des solutions sont possibles. Il y aura bientôt des drones pour polliniser les cultures.» Passons sur l’humour involontaire d’une telle proposition, quand on sait que le mot drone vient de l’anglais où il signifie… le mâle de l’abeille, ou faux-bourdon, qui comme chacun sait ne pollinise rien du tout mais reste à la ruche à se faire nourrir par les ouvrières…
Des drones ! Pour remplacer les abeilles ! Sait-elle, cette pauvre femme, qu’il y a entre vingt mille et quatre-vingt mille abeilles dans une seule ruche ? On croit rêver. Mais ma rêverie m’entraîne un peu plus loin.
Les insecticides qui tuent les abeilles ne tuent pas seulement les abeilles. On peut sans doute imaginer de polliniser des cultures avec des drones. Ou avec des centaines d’enfants qui avanceront, pinceau à la main, de fleur en fleur, pour polliniser. Mais que se passera-t-il si les insecticides anéantissent mes petits coléoptères bleus ? Oui, ces insignifiantes petites créatures qui font disparaître, jour après jour, ces quatre-vingt-dix crottes de chien ? Sans leur travail, qu’arrivera-t-il ?
Premier jour : une crotte tous les 20 mètres
Deuxième jour, une crotte tous les 10 mètres…
Quatrième jour une crotte tous les 5 mètres
Huitième jour, une crotte tous les 2,5 mètres
Seizième jour, une crotte tous les 1,25 mètres…
Au bout d’un mois, on a dépassé une crotte par mètre. Il est clair que le joli petit chemin va peu à peu changer d’aspect. On sera, littéralement, dans la merde !
Y aura-t-il des drones pour remplacer les petits coléoptères bleus ? Des drones mangeurs de crottes de chien ? Je ne crois pas !
Alors quoi ? Nos technocrates vont-ils entendre raison ? Vont-ils comprendre qu’il faut arrêter d’empoisonner les insectes, d’empoisonner la Terre ?
Non. Mon esprit vagabonde une fois de plus, et voilà qu’apparaît la solution, tellement évidente ! Le transhumanisme ! Il nous sauvera ! Il suffit de modifier le système digestif des êtres humains, pour que nous puissions nous nourrir d’excréments, et problème sera résolu. Comme quoi, il ne faut pas désespérer de la science, ni du progrès.
Misty a fini sa promenade, moi aussi. Pour l’heure, les petits coléoptères bleus sont toujours là, le chemin sent bon l’humus. Pour combien de temps ?