Dans les contes d’autrefois ils étaient changés en princes et princesses (et vice-versa), aussi ne sait-on jamais, lorsqu’on en voit un qui nous regarde, à qui on a affaire. Depuis quelque temps ils semblent se donner rendez-vous au coin de ma porte d’entrée, et cela me trouble…
Cela a commencé lorsque mon fils, qui travaille tard dans la nuit, m’a dit que cela faisait deux fois qu’en rentrant il trouvait un crapaud juste devant la porte, tapi dans l’encoignure, comme s’il attendait quelque chose ( ou quelqu’un?). Cela m’a rappelé que j’en avais également vu un quelques semaines plus tôt, et l’avais gentiment conduit dans ma serre en essayant de le persuader d’y manger les limaces. Ce jour là moi aussi j’étais rentrée tard. Mais je dois avouer que j’ai tendance à me coucher comme les poules, et je suis rarement dehors après la tombée de la nuit.
Mais la nuit tombe de plus en plus tôt et hier en rentrant des courses c’est une petite rainette que j’ai trouvée recroquevillée (mode : je suis une déjection d’oiseau verdâtre et vous ne m’avez pas vue) dans le bas de ma porte d’entrée. Une rainette, pour ceux qui ont perdu leur connexion avec le monde naturel, c’est comme une petite grenouille avec des ventouses au bout des pattes, et normalement, ça vit plutôt dans les arbres. (Ne pas confondre avec la reinette qui est une variété de pomme).
Je l’ai regardée un peu, parce que j’en ai, finalement, assez rarement vues dans ma vie, et je l’ai ensuite emmenée dans une haie que je ne taille pas, parce que lorsque viendra le moment de tailler mes arbres et arbustes, je n’ai pas envie de la couper en deux. Est-ce cette pensée qui m’a ensuite travaillée pendant la nuit ? Voilà qu’au réveil je repense à l’une des choses de ma vie auxquelles je n’aime pas du tout penser. Âmes sensibles s’abstenir, ce qui va suivre est plutôt gore.
J’ai fait une série scientifique, au lycée, et notre prof de Sciences Naturelles, sans être pour autant une mauvaise personne, « sacrifiait » souvent divers animaux pour nos travaux pratiques. Les souris, elle les plaçait sous un cristallisoir (une sorte de grand récipient cylindrique en verre transparent) avec un gros coton saturé d’éther. Je voyais les souris tourner en rond puis s’écrouler les unes après les autres, et je trouvais ça déjà très dur à regarder.
Mais les grenouilles ! Les grenouilles, normalement, elle aurait dû les « décérébrer », c’est-à-dire enfoncer un poinçon par l’arrière du crâne, dans le trou occipital, puis « touiller » pour détruire le cerveau. Le cerveau n’ayant pas de récepteur à la douleur, le seul moment douloureux est alors l’entrée par le trou occipital, mais si on agit rapidement, la destruction du cerveau venant interrompre toute sensation, la grenouille ne souffre vraiment pas longtemps. Mais notre prof trouvait cela trop lent, trop minutieux, elle voulait gagner du temps, et au lieu de décérébrer les grenouilles, elle leur coupait le haut de la tête avec une paire de ciseaux. Pour cela elle leur ouvrait grand la bouche, avec sa paire de ciseaux, ce qui souvent arrachait des lambeaux entiers de peau au malheureux animal. Ensuite, elle refermait ses ciseaux et découpait, dans un bruit effroyable d’os cassés, le haut de la tête. Mais cela ne se faisait pas instantanément. La grenouille qu’elle avait saisie et qu’elle torturait ainsi criait. De toutes ses forces. C’était insupportable, et je ne pouvais rien faire pour arrêter ça. Lorsqu’enfin la tête avait été coupée, on pouvait voir le plancher de la bouche, avec sa langue rose qui luisait dans de la salive argentée, au milieu d’os sectionnés et sanglants. Il lui restait, parfois, à déméduller la grenouille, c’est-à-dire à enfoncer un poinçon dans le canal rachidien pour détruire la moelle épinière. Le corps de la grenouille s’étirait alors dans une position étrange, les pattes arrières raidies, et les pattes avant tendues avec parfois des mouvements des pattes comme pour repousser quelque chose qui l’agacerait… Et ce geste sans objet d’une grenouille sans tête avait encore toute la tendresse de la vie.
Et puis ensuite, une fois retiré le poinçon, il n’y avait plus entre ses mains, et bientôt dans les nôtres, « qu’un horrible mélange d’os et de chairs meurtris », que la vie avait définitivement déserté. Plus tard, à la fin du TP, les corps inertes s’entasseraient dans la poubelle.
La vie est bizarre, et je suis devenue moi-même prof de Sciences Naturelles, métier que j’ai exercé pendant 16 ans. Pendant ma première année, j’ai appliqué les programmes et directives à la lettre, mais je décérébrais moi-même les grenouilles, hors de la vue des élèves, et je ne demandais pas, à l’instar de mes collègues, que les préparateurs posent sur mon bureau les grenouilles déjà décérébrées par leurs soins… Je tenais à assumer moi-même cet acte.
Cela n’a pas empêché mes élèves (des filles de 1ère littéraire) de me questionner (dans le sens : me remettre en question, moi et ce que j’avais fait, et le programme qui imposait qu’on le fasse!). J’étais mal à l’aise, et je me rappelle avoir employé l’argument d’autorité : c’est comme ça ! J’étais d’autant plus mal à l’aise que j’étais, au fond de moi, totalement d’accord avec elles.
Je remercie ces élèves d’avoir réveillé ma conscience et de m’avoir redonné le courage de m’affirmer. Depuis, je n’ai plus jamais « sacrifié » un animal pour appliquer les programmes. Films et photos dans le manuel m’ont semblé plus que suffisants. Une seule fois des élèves de 1ère S m’ont reproché de ne pas leur fournir de nerfs de crabe pour une séance de TP. Dans le laboratoire à côté de la salle de classe, je savais que des crabes à qui on arrachait une par une les pattes attendaient de finir, ensuite, ébouillantés vivants par les profs de physique, heureux de l’aubaine. Le programme officiel avait remplacé les vertébrés par des invertébrés, mais arracher une par une les 8 pattes d’un crabe ne me semblait en aucune façon moins atroce que de décérébrer une grenouille. La préparatrice d’ailleurs, chargée de la besogne, semblait partager mon sentiment, mais elle était bien obligée d’obéir aux ordres.
Quarante ans plus tard, que sont venus me dire ces jolis batraciens, collés contre ma porte, jour après jour ?
Dans les alentours de mon jardin, deux mares ont été asséchées depuis que j’habite ici. Auparavant on entendait coasser grenouilles et crapauds pendant toute la belle saison, mais depuis que les pâtures d’à côté ont été massacrées pour devenir des monocultures arrosées de pesticides, la grande mare qui servait d’abreuvoir aux vaches a été comblée, et les batraciens sont plus rares. L’autre mare qui se trouvait près d’une maison voisine avait été comblée de nombreuses années auparavant. Il ne reste plus qu’une toute petite mare, le long d’un petit chemin communal (« l’impasse de la petite terre ») qui est souvent à sec quand l’été est peu arrosé.
Si je peux acheter le terrain de mon voisin, situé entre cette petite mare et l’ancienne mare de la pâture, je sais déjà que je veux y faire creuser une nouvelle mare, pour remplacer celles qui ont été détruites. Peut-être alors les crapauds et rainettes cesseront de venir se coller contre ma porte, ayant obtenu ce qu’ils me demandent en silence, de leurs beaux yeux dorés ?