L’automne est devenu très venteux, et quand il ne renverse pas les arbres le vent emporte un tourbillon de feuilles mortes, dans mon jardin comme ailleurs.
Ces feuilles qui tombent murmurent un air de nostalgie qui me berce doucement. Et doucement je songe. Je songe au passé, aux choses qui ne sont plus, aux choses qui s’envolent. Quelle sagesse dans ces arbres ! En silence ils nous montrent le chemin, celui de l’acceptation, celui du lâcher-prise, et celui de la confiance.
Dans ma famille, on avait plutôt l’obsession des archives. Ma mère, la première, avait une passion pour les traces du passé, elle conservait religieusement toutes sortes de choses, toutes sortes de papiers. Quand elle est morte j’en ai récupéré une partie, et il m’a longtemps semblé que se séparer de la moindre de ces traces du passé serait comme un assassinat, une deuxième mort pour elle. Et puis toutes ces choses de ma propre enfance, ces jouets usés, ces livres écornés, ces relevés de notes, ces dissertations, ces notes de cours, ces bouts de papier griffonnés… Et puis les jouets et les livres de mes enfants, leurs bulletins de notes, leurs dessins, leurs papiers griffonnés. Et ainsi, génération après génération, ma maison s’est remplie d’objets, de ces traces du passé dont je ne pouvais me séparer sans commettre un sacrilège, une offense à la mémoire des miens.
A quoi rime cette obsession de conserver des traces d’un passé qui de toutes façons est mort ? Quelle étrange superstition m’a poussée à conserver toutes ces choses qui ne sont que des objets matériels et qui n’ont plus rien à voir avec l’étincelle de vie qui animait ceux que j’aime ?
Et puis il y a ce que j’écris. Ces petits morceaux de pensées qui tourbillonnent dans ma tête, comme des feuilles mortes, avant de se sédimenter sur une page de papier, ou sur un écran d’ordinateur, un fichier de traitement de texte. Que faire de ces objets étranges, nés de mes pensées, et de ce don étrange que j’ai de manier les mots, d’écouter cette voix qui murmure à mon oreille et de les poser là, devant moi, devant vous ?
J’ai longtemps rêvé d’être publiée et de rejoindre ainsi le panthéon de ces demi-dieux dont on conserve religieusement les livres… J’ai été publiée, mais je ne suis pas devenue l’un de ces demi-dieux ! Mon livre a rejoint ces milliers de livres, oubliés à peine publiés, un livre que si peu de gens ont lu que c’est comme s’il n’avait jamais existé… à moins que… à moins qu’une ou deux personnes, en le lisant, n’y aient trouvé quelque chose, comme une pépite de vérité, quelque chose qui a résonné en eux et les a amenés à comprendre un peu mieux qui ils sont eux-mêmes. Oui, peut-être une ou deux personnes ? Mon livre (l’Elite) est actuellement en cours de déstockage dans les bibliothèques qui l’avaient acheté (car étant publié en grands caractères il a alimenté les rayons « malvoyants » de ces établissements). On le trouve en vente pour un euro ou deux sur internet… mais qui l’achète ? Personne ne sait même qu’il existe. Pourtant j’y avais mis tout mon cœur .
Et c’est bien ce qui me fait doucement sourire, aujourd’hui, car en fin de compte, c’est surtout pour moi que je l’ai écrit, pour comprendre un peu qui je suis moi-même.
Aujourd’hui je me sens comme un arbre, et cela est infiniment meilleur. J’écris sur des feuilles qui s’envoleront au vent, tourbillonneront un moment, avant de se poser sur le sol humide, où le temps, les bactéries et les champignons du sol, les transformeront en humus. Et si un autre arbre, un jour, se nourrit de cet humus, la feuille aura pleinement joué son rôle. Ni plus ni moins.