Les robots parlent aux humains

Vous savez tous ce qu’est le démarchage commercial par téléphone.Vous recevez un appel d’un numéro inconnu et, si vous décrochez, il se passe souvent quelques secondes pendant lesquelles vous entendez un bruit de fond constitué de multiples conversations résonnant en écho dans une grande pièce. Et ensuite une charmante voix à l’accent étranger commence à vous parler de moyens d’économiser de l’argent sur vos forfaits téléphoniques, sur votre chauffage, sur votre consommation d’électricité…

Il est assez difficile de tenir une vraie conversation avec ces personnes. Elles vous débitent des scripts et y reviennent obstinément, et la seule chose qui les en fait dévier, malheureusement, c’est la colère: la vôtre parce que vous en avez par-dessus la tête de recevoir ces appels, la leur parce que vous les avez agressés verbalement (encore que cela se manifeste plus souvent par le fait qu’ils raccrochent sans autre forme de procès). C’est certainement un métier très stressant, et je plains sincèrement les gens qui le font.

Par ailleurs, vous avez aussi certainement fait l’expérience de ces standards téléphoniques automatisés qui vous parlent d’une voix impassible lorsque vous essayez de joindre un service administratif, votre assurance, ou encore votre mutuelle de santé. Cette voix artificiellement enjouée, plutôt irritante, vous propose de répondre à certaines questions pour orienter votre appel vers le bon correspondant. Autrefois cette voix vous demandait d’appuyer sur des touches: « pour le service en Français tapez , ou  «si vous voulez assurer votre voiture, tapez 3 ». Depuis quelques temps cependant lorsque j’appelle mon assureur la voix mécanique me demande d’«énoncer clairement ma demande»: « Par exemple, dites, je veux assurer ma voiture. C’est à vous!».

La plupart du temps, ma demande, je l’exprime ainsi : « je veux parler à un être humain», et je dois dire que ce serveur «comprend» cette demande et me répond de sa voix impersonnelle : « d’accord, je vous mets en relation avec un agent». (J’ai souligné le «je» parce que cela me dérange qu’une machine s’exprime en disant «je».)

Et bien, hier, pendant que j’étais en train de rédiger ma chronique l’intelligence artificielle et nous, j’ai été interrompue par un appel téléphonique vraiment bizarre. La voix était absolument charmante. Celle d’un jeune homme poli, bien éduqué, parlant un Français impeccable, avec quelque chose de chaleureux, éminemment sympathique. Quelque chose comme l’amoureux, ou le gendre, idéal. Cependant il me débitait tout un laïus à propos d’un «questionnaire qu’il voulait me soumettre, pour voir si je pouvais bénéficier des mesures d’accompagnement du gouvernement pour m’aider à faire face à la hausse du prix de l’énergie». Dans la mesure où j’ai fait poser des panneaux solaires en 2017, et que je suis une assez faible consommatrice de courant électrique, je voulais lui dire tout de suite que ça ne m’intéressait pas du tout d’écouter ce que le gouvernement avait mis en place pour « aider les ménages modestes », et lui épargner ainsi toute perte de temps.

Parallèlement je sentais plutôt monter en moi la colère, dirigée non pas vers ce jeune homme (il avait une voix si charmante), mais vers ceux qui nous dirigent. Colère parfaitement justifiée par tout ce que je sais du marché de l’énergie et des raisons pour lesquelles le prix de l’électricité est en train de s’envoler. Il est clair aussi que pour faire passer ce genre de mesures (comme la dérégulation du marché de l’électricité, qui conduit à une inflation encore jamais vue), des mesures néfastes pour tout le monde (particuliers comme entreprises), la stratégie habituelle du gouvernement est de commencer par offrir des aides aux personnes ou entreprises en difficulté, ce qui évite de les retrouver dans la rue en train de manifester, ou en grève, et ainsi de faire passer la pilule, pour ensuite, bien sûr, supprimer les aides un peu plus tard. Et substituer la « charité», qui peut-être arrêtée à tout moment, à nos droits élémentaires. Les aides données par le gouvernement proviennent de nos impôts, des taxes qu’on est obligé de payer, et de toutes façons, au bout du compte, c’est toujours nous qui payons («quoi qu’il en coûte»).

Ce jeune homme avait une voix tellement sympathique que je me suis dit qu’il pourrait peut-être entendre mes arguments, qu’on pourrait bavarder un moment, et qu’il conviendrait avec moi, avec un soupir impuissant, que ce qu’il était en train de me dire était vraiment ridicule. Peut-être même allait-il me dire qu’il était obligé de faire ce métier pour le moment mais qu’il avait dans la vie d’autres ambitions beaucoup plus intéressantes. Je l’ai donc interrompu une première fois pour essayer déjà de lui expliquer que ça ne m’intéressait absolument pas d’aller quémander une « aide » au gouvernement. Après un petit silence, il a repris la parole, comme si je n’avais absolument rien dit. Je l’ai à nouveau interrompu et à nouveau pendant une ou deux secondes il s’est tu, et puis il a recommencé à nouveau son discours, non sans avoir déclaré : « excusez-moi » . Et là, passablement énervée par son attitude, je lui ai dit : « arrêtez s’il vous plaît, je veux vous parler, vous n’êtes pas un robot, répondez-moi ! ». Et alors la voix a repris, après un nouveau « excusez-moi », le même discours, m’annonçant à nouveau qu’il me demandait si je voulais bien répondre à son questionnaire, qui ne durerait qu’une minute et patati et patata. C’est alors que la vérité m’est apparue: En fait, je parlais effectivement avec un robot. Le pire, c’est qu’au lieu de simplement raccrocher, je me suis entendue lui dire: «vous êtes un robot»… Je me suis sentie obligée d’expliquer à ce robot que je savais qu’il était un robot !

J’en suis resté assez troublée: la qualité de son timbre de voix était telle que je suis persuadée maintenant qu’elle a été étudiée pour produire chez les gens qui l’entendent une grande sympathie, un désir d’entendre ce délicieux jeune homme avec sa voix si polie, sa diction si parfaite. Je suppose qu’ils ont fait des études et déterminé scientifiquement quel timbre de voix provoque le plus de sympathie. Je me suis sentie bernée, stupide, humiliée, et effarée. Je m’étais proprement fait avoir.

Je m’intéresse de plus en plus à ce que l’intelligence artificielle et la robotique, alliées aux images de synthèse, sont en train de réussir, : donner l’illusion que l’on est en train d’échanger avec un autre être humain. La plupart de nos interventions, de nos questions possibles, ont été anticipées, et l’intelligence artificielle sait parfaitement y répondre. Ce qui est rassurant, en revanche, c’est que dès qu’on sort des scripts pré-établis, dès qu’on commence à avoir une interaction plus personnelle, plus originale, l’intelligence artificielle ne sait plus quoi faire, et elle en revient à son script, avec un simple mot d’excuse : « excusez-moi » .

Je sais maintenant qu’un robot peut m’appeler pour essayer de me vendre quelque chose. Et d’ici à ce que les gens qui les ont mis au point leur apprennent à dire qu’ils s’appellent Michel ou Jean-Marie, je pense qu’une bonne question pour les débusquer est d’entamer la conversation sur un mode personnel. «Il fait quel temps chez vous aujourd’hui? » Ou «ça fait longtemps que vous faites ce métier?». Il y a fort à parier que vous obtiendrez une réponse commençant par « excusez-moi » et continuant par un script pré-établi, comme si vous n’aviez posé aucune question. Mais, les employés des centres d’appel ne font-ils pas exactement la même chose? La seule différence est qu’on entend, souvent, dans leur voix, une émotion: ils sont fatigués, ils ont peur qu’on raccroche, ils ont peur d’être pris à partie, ils ont peur de ne pas faire leurs quotas et de perdre leur travail.

J’essaie toujours de trouver quelque chose de positif dans ce que je constate autour de moi. Dans ce cas précis, je me dis que c’est la fermeture, à terme, de tous ces centres d’appel où les gens passent leur journée à essayer de vendre à des gens qu’ils ne connaissent pas des produits inutiles, débitant des scripts pré-établis, se comportant, finalement, comme des robots. Tous ces gens vont perdre leur travail, pour être remplacés par l’intelligence artificielle. Mais est-ce un mal ? Je ne le crois pas.

Ils ont maintenant devant eux le défi de trouver un métier qui a un sens, un métier utile, un métier dans lequel ils pourront s’épanouir, et je leur souhaite, du fond du cœur, de le trouver. Ils pourront cesser de se comporter comme des robots et redevenir des êtres humains.